User:GrumpyTroll/Sandbox
LETTRES INÉDITES RELATIVES À LA BATAILLE DE JERSEY
[edit]1781.
Les originaux des lettres ci-jointes se trouvent dans la possession de Reginald Raoul Lemprière Écr, qui a bien voulu les communiquer à la Société Jersiaise. Elles nous donnent plusieurs détails intéressants sur les évènements de ce jour mémorable dans l’histoire de notre petit pays.
Thomas Lemprière, l’auteur des deux premières lettres, était un des fils du Lieutenant-Bailli Charles Lemprière et d’Elizabeth Corbet, sa femme, Dame de Rozel. Il naquit le 16 Septembre 1756 et fut baptisé au Manoir de Diélament, étant présenté par Honorable Homme Thomas Burges, Colonel et Commandant-en-chef, comme en fait foi le registre des baptêmes de la paroisse de la Trinité. Le 5 Octobre 1780 il fut assermenté Avocat de la Cour Royale en remplacement de Pierre Mauger, décédé. Il épousa en 1781 Elisabeth Beuzeville, fille du Revd Samuel Beuzeville. Un acte de la Cour, daté du 31 Mars 1780, nous informe que Thomas Lemprière, Avocat au Barreau, fut assermenté Stipulant l’office d’Avocat-Général du Roi. Thomas Lemprière fut Seigneur de Chesnel.
E. T. N.
I.
Lettre de Thomas Lemprière à Charles Lemprière, Seignr de Rozel, Lieut. Bailli, son père, lui rendant compte de la Bataille de Jersey, où il fut blessé.
Mon Cher Père,
C’est avec le plaisir le plus sensible, que je vous informe de la delivrance de notre Isle de la main des Français, & de la defaite totalle de leurs Troupes, commandées par le Brigadier Général le Baron D’Ancour,[1] nonobstant que les Français étoient Maîtres de la Ville, & le Gouverneur pris dans son lit, avant qu’aucune Alarme eut été donnée. Il étoit environ les huit heures du Matin, le 6e de ce mois, lorsque nous fûmes alarmez, à Rozel, par la tirerie, & le son des Cloches, Je fis toute expedition possible, pour m’équiper, et je m’acheminai vers la Ville; Etant environ à moitié Chemin, j’entendis les fâcheuses nouvelles, que le Gouverneur étoit pris, et la Ville avoit Capitulé, peu après je r’encontrai Monsr le Vicomte,[2] qui me donna la même Intelligence en ajoutt une autre, que le 83e Regt avoit été fait Prisonnier; ce qui pourtant ne fut pas vérifié, comme vous verrez dans la Suite. Nous procedâmes pour gagner les hauteurs du Mont ès Pendus, où les Troupes, et la Milice s’assembloient, de toutes parts; bientôt le Major Pierson eût, sous son Commandement, un Corps de près de deux Milles Hommes, avec lesquels, on resolut de descendre de la Montagne, et attaquer les Français, lesquels étoient campés dans le Marché, & avoient saisi les Canons de la Ville, et les avoient placés aux differentes ouvertures du Marché, afin de pouvoir mieux empêcher nos Troupes de les forcer; par bonheur, ils ne trouvèrent pas les Howitzers, lesquels étoient à un endroit, qui leur étoit inconnu; nous apprimes par differentes Personnes, qui avoient été examiner les Troupes Françaises, que leur Nombre ne se montoit pas à plus de huit ou neuf Cents Hommes; ils avoient eû l’insolence avec ça, de sommer le Château de se rendre; et pour cet effet, ils avoient envoïé Monsr Corbet, pour proposer une Capitulation; ce qui fut rejetté, avec Indignation par le Château; lequel tira sur les Troupes Françaises, et tua deux ou trois Hommes, un desquels tomba tout proche des Côtés Mr Corbet; s’ils avoient avancé plus outre, ils auroient été, seurement, tous massacrés, et nôtre Gouverneur avec; car les Canons du Château étoit chargés à Grape-shots; lesquels auroient eû un effet prodigieux, si ils avoient avancé plus outre; mais ils eurent la prudence de se retirer en bon tems: L’Infanterie legère du 78e, avec le Regiment du Nord, furent detachés à prendre possession du Mont de la Ville; lequel poste étoit un des plus avantageux, et d’où il devoit ètre facile de couper la retraite des Français, en cas qu’ils eussent voulu s’enfuir; les Troupes y arrivèrent, sans Obstacle, ayant pris des Chemins détournés, et évitant les Avenuës de la Ville: Lors que le Major Pierson crût qu’s étoient rendus à leur poste de destination, il donna des Ordres, pour toutes les Troupes, de descendre dans la plaine, et d’aller droit attaquer les Français; mais nous fûmes encore arrêtés ici, pendant quelque tems, Monsr Corbet fut envoïé par le Général Français, pour nous offrir des Termes de Capitulation des plus ridicules, et pour dire, que si la Capitulation n’étoit pas signée, dans demi-heure, ils mettroient la Ville à Feu, et à Sang; comme ç’auroit été plûtôt nôtre droit de leur demander de Capituler eux mêmes, étant si forts supérieurs, en Nombre, vous pouvez bien penser qu’elle fut nôtre Réponse; Ils n’en reçûrent pas une plus favorable du 83e Regiment, et du parti du Regt de l’Est, qui étoient à Grouville; Lors que le Général Français eut receû nôtre Réponse, il fut entendu dire, puis qu’ils ne veulent pas Capituler, je suis venu ici pour mourir; ce qui en effet arriva; L’Attaque connença, avec beaucoup de Chaleur, dans la Grande Ruë, étoient disposés le 78e Regt, le Battalion de St. Laurens, le Regt du Sud-Ouest, et les Compagnies de St. Jean; et dans les autres Avenuës le 95e Regt, avec le reste de la Milice; nous avions un trop grand nombre de Troupes pour le Tarrain, étant trop pressés, ils ne pouvoient agir, qu’avec quelque confusion; le tiers du Nombre des Troupes auroit été plus que suffisant pour détruire l’Armée Française, les Soldats N’aïant pas d’Objets, contre lesquels ils pouvoient tirer, déchargeoient la plûpart de leurs coups en l’Air; la résistance des Français ne fut pas de longue durée; Le fort de l’Action dura environ un quart d’heure; il ne parût pas que les Français firent grand usage de leurs Canons de Campagne, n’aïant tiré qu’un ou deux coups; nous avions un Howitzer, qui étoit placé bien à propos, dans la grande Ruë; lequel, aussitôt qu’il fut tiré, n’ettoïa tout l’Environ de Français; j’avançai, avec le Major Pierson, et une troupe d’Elite du 95e, vers l’Avenuë du Marché, qui est vis à vis de la Maison du Docteur Fergusson. Lors que nous étions sur le point de gagner la Victoire, Un des plus fâcheux événements nous combla de tristesse, nôtre Brave Commandant, le Major Pierson tomba à mes côtés, atteint, au Cœur, d’une balle de Mousquet; je ne puis vous exprimer le regret que je sentis sur la Mort de ce jeune Homme estimable; lequel est regretté tant de toute l’Armée, que de tout amateur de Mérite; peû après je fus moi-même atteint d’une Balle de Mousquet, qui me passa au travers de l’Epaule, justement comme les Français se rendoient; j’eus la force de gagner la Maison Monsr Gosset, où je fus immediatement visité par le Docteur qui m’assûra que ma blessure n’étoit pas dangereuse; et qu’en douze ou quinze jours, il esperoit que je pourrois m’en r’établir; ce que je commence à faire a grand pas: Maintenant les Docteurs m’ordonnent de me garder tranquille, et de recevoir peû de visites; c’est pourquoi je me suis refusé à la plûpart de ceux qui sont venus s’informer de ma Santé; Il n’est pas possible de vous exprimer les soins et Attentions, que j’ai receûs de la digne famille de Monsr Gosset chez qui j’ai été, depuis le commencement de mon mal; chacun s’empressant a mitiger les peines de ma Maladie; & la maniére dont j’ai été soigné, & la tranquilité que j’ai tâché d’observer ne contribueront pas peû à mon rétablissement; j’espère par le prochain Packet, pouvoir vous écrire une Lettre, de ma propre Main: mais c’est assez parlé de Maladie, la blessure fut recuë, en servant sa Patrie, on peut dont s’en consoler.
Il faut, maintenant penser aux Lauriers que nous avons acquis, par nôtre Victoire, & nous réjouïr de ce que nous fait Prisonniers ceux qui venoient pour nous ôter notre Liberté; Le Genl Français fut blessé à quatre places, bien dangereusement, pendant l’Action; & il mourut le jour d’Après; c’étoit un Homme de beaucoup de courage, mais ne paroissoit pas un grand font de prudence, dans ses operations Militaires: Ils attendoient, sûrement, des Troupes de Granville, ou St-Malo, Il auroit donc dû, jusqu’a ce qu’il eût été renforcé, saisir quelque poste avantageux; d’où il auroit pû avoir donné intelligence de sa situation; mais ce n’étoit pas, en se campant dans le milieu d’une Ville, qu’il devoit esperer d’avoir du Succès, il devoit bien s’attendre, que nos Troupes n’étant pas intimidées, par des apparences pompeuses, viendroient bientôt les attaquer, & les mettre en déroute; La Cohuë fut de grand Service aux Français; car lors qu’il virent leur Général par Terre, ne vouloient plus se battre, & s’enfurent en troupe, s’y enfermer, jettant bas leurs Armes; Il y en eut quelques-uns, qui gagnèrent les Maisons du Marché, d’où ils tirerent quelque (sic) coups, par les Fenêtres, par l’un desquels, je croi (sic) avoir été atteint; Le Commandant Français nous avoit fait dire, par Monsr, que ils avoient, à la Rocque, deux Battalions de troupes reglées, & une Compagnie d’Artillerie, lesquels pouvoient étre à la Ville, dans un quart d’heure; ces Bravades là, vous pouvez croire, n’avoient pas eu d’effet sur nos gens; & d’ailleurs nous savions que le Nombre de leurs Troupes, dans cet endroit là, n’étoit pas si considerable, n’étant pas au Nombre de deux Cents, & une avant garde de 45 Grenadies du 83e Regt, soutînt le Choc de 140 Français, pendant quelque tems, ils avoient le bonheur d’étre couverts, par les deux pièces de Campage (sic) Monsr le Coûteur; & peû après, partie du Regiment de l’Est venant à engager, tout leur Corps fut entirement defait, 70 faits Prisonniers, & 30 tués & blessés; le reste se dispersa par la Campagne, où, avec difficulté, gagnèrent leurs Bateaux; on se saisît, à châque instant, de quelqu’un de ces fugitifs, qu’on trouve par la Campagne. Le nombre de Prisonniers, que nous avons fait, dans cette glorieuse journée, se monte à environ 600: on en a déja envoïe la plus grande partie en Engleterre, avec leurs Officiers; les blessés restent à Jersey, avec quelques autres qu’on n’a pas eû encore occasion d’envoyer: notre perte est d’environ trente de tués, mais le Gouverneur s’en va avoir une liste plus exacte. Parmi les Officiers de l’Armée Française, il y avoit plusieurs jeunes Hommes de famille & distinction de Normandie, & parmi eux, étoit le Chevalier de Baudraye, Neveu du Marquis de Bellefond de Valognes, et Parent de Madame Lemprière de Port-Bail; il m’écrivit un Billet fort poli, touchant ma blessûre, & vint me voir, avant son départ pour Engleterre; c’est un jeune Homme de beaucoup de Merite, que je me ressouvenois avoir connu à Valognes, chez le Marquis de Bellefond son Oncle; il me pria, avec beaucoup d’Ardeur, si je ne pouvois pas lui accorder mon Amitié, de lui accorder, au moins, mon estime, & esperant que nous nous reverrions, dans des tems plus heureux; je lui dis, que ce n’étoit pas parce que nos Rois étoient en rupture, & qui nous obligeoint[3] de nous battre contre nos plus chers Amis, ce qui me feroit manquer à l’Amitié, & à reconnoitre les Civilités, & Attentions, dont j’avois été comblé par sa Noble Famille; je fus faché que l’Etat de ma blessure ne me permit pas de prendre plus de connoissance de lui; d’ailleurs il resta si peû de tems à Jersey, qu’il n’auroit pas été possible; Le Gouverneur les expedia en Engleterre deux Jours après la redition.
Nous n’eumes pas de notre coté beaucoup de personnes de consideration tués ou blessés; Madame Fiott étant dans sa Chambre, receû un coup de Balle, que les Highlanders, de sur la Montagne, tiroient contre les Français; mais ne fît que lui entâmer le gras du Bras, sans étre de conséquence; Il est maintenant très notoire que nous avons des Traîtres dans nôtre Païs; le Général Français avoit des Plans sur du Cuivre, ou étoient marqués toutes les Fortifications, les Tours, le Canon &ca. Il nous dit aussi que si ils n’avoient pas eû de bons Amis à Jersey, ils n’y seroint pas venus; il savoit exactement le Nombre des Troupes, de la Milice, & les noms des Officiers qui les commandoient &ca: sur les Papiers trouvés dans la Malle du Genl, Me Edouard Milais a été saisi; on a mis le scélé sur toute sa Maison, on a saisi ses Papiers, & est lui même detenu dans une Prison rigide, sans lui être permis de voir aucune personne; sa Famille est dans une situation déplorable, mais s’il est trouvé coupable d’une Crime si Atroce, que de trahir son Païs a l’Ennemi, il est juste qu’il subisse la punition, & la peine qu’un pareil Crime merite.
Mes Respects à ma Chère Mère & Amitiés à mon Frère, & à ma Soeur.
Je suis, avec soumission & respect, votre très humble & obeïssant Serviteur & Fils
II.
Deuxième Lettre de Thomas Lemprière à son Père.
Détails complémentaires de la Bataille de Jersey.
Jersey ce 18e Janvier 1781.
Mon Cher Père,
C’est, avec plaisir, que je vous apprens, que ma blessûre fait tous les Jours de mieux en mieux, & a maintenant l’Aspect le plus favorable; Mais comme je n’ai pas voulu trop forcer mon bras, je n’ai pas crû à propos d’écrire cette Lettre, sans l’Assistance d’un Secretaire. C’est aussi avec grand plaisir, que je vous apprens que nôtre Isle jouît, maintenant, de la plus grande tranquilité, Nos Ennemis, déja informés du mauvais Succès de leur expedition, se croiront très heureux de pouvoir se tenir enfermez dans leurs Ports: Comme il ÿ avoit plusieurs particularitez, dans l’Expedition des Français, que j’ignorois, lors que j’écrivis ma dernière; & dont, à cause de ma blessûre, je n’avois peû m’informer, il vous sera peut-être agréable d’en entendre le Recit. L’embarquement du General des Français, par le Rapport des Officiers, consistoit en deux Milles Hommes, y compris une Compagnie de Bombardiers; leur débarquement devoit se faire, en quatre Divisions, la première, consistant de huit Cents Hommes, débarqua vers la Rocque, & passa à côté des Corps de Garde, sans étre observés; un des Officiers Français même nous dit qu’il avoit couché, sous le Corps de Garde; mais que la Garde ne les avoit nullement entendus; Vous voïez par là, quelle bonne garde il faloit qu’ils fissent; Est-il surprenant, si nôtre Isle est surprise, lors que les gens des Gardes sont si négligens; on les a, depuis, tous saisis, & ils sont, maintenant, en Prison; & on doit leur intenter un Procès en peu. La Première division des Français resta la plus grande partie de la Nuit, dans ces Endroits; & entre les six ou sept heures du Matin, furent se camper dans le Marché, lors qu’un profond sommeil régnoit, encore par toute la Ville. La seconde Division des Français, consistant de 400 Hommes, selon le Rapport des Officiers Français, fut entièrement perduë, en débarquant, parmi les Rochers. Les Bateaux qui portoient la troisième Division, consistant de 600 Hommes, furent sep[arés][4] le soir d’auparavant du reste de la Flotte; et ne purent [la][4] rejoindre; La quatrième Division, consistant de 200 Hommes, débarqua de bon Matin, à la Rocque; si bien que vous voyez que le Total des Troupes débarquées en l’Isle, ne se montoit pas à Mille Hommes; Quel succè donc pouvoïent-ils esperer d’un pareil Attentat! Je vous informai, dans ma dernière, que le Nom de leur Commandant étoit le Baron de Doncourt; mais, nous avons seû, depuis, que son Nom étoit De Ruellecourt; il étoit Colonel au Service Français; & le Roi lui avoit promis de lui donner le Rang de Général, & le Cordon rouge, aussi-tôt qu’il seroit Maître de la Ville; il ne jouit pas long-tems de ces nouveaux Honneurs; Le Second Commandant étoit un Prince Indien, nommé le Prince Emire; lequel avoit été pris, par les Englois, dans les Guerres des Indes, et avoit été envoïé en France, avec d’autres Prisonniers-Français; les Français le retinrent, depuis, dans leur Service; il avoit l’Air assez barbare, aussi bien que son discours; si nôtre sort eût dépendu de lui, il n’eut pas été des plus agréable; il conseilloit au Genéral-Français de saccager tout, & mettre la Ville à Feu et à sang. On ne sait encore que faire de l’Affair de Me Edod Millais; il avoit été saisi, sur une Lettre, trouvée, parmi les Papiers du General Français; à laquelle il paroissait, que ledt Millais avait offert de conduire l’Armée Française: On a aussi saisi Charles Binet, le même que celui qui avoit été soupçonné, l’autre Année, de faire des feux sur Ecreho; La plûpart de nos Officiers sont venus, en grand-hâte, joindre leur Corps; mon Frère[5] a fait aussi beaucoup d’Expedition, je me doutois bien que ces nouvelles le [ra][4]méneroient à Jersey; mais je fus surpris de le voir arriver si-tôt; nous sommes inquietes au Sujet du General Conway, lequel parti dans l’Emerold, de Portsmouth, le jour auparavant que mon frère partît; mais il ne pût pas gagner son Passage, un gros Vent les poussa vers la Côte d’Engleterre; & depuis on n’en a pas receû de Nouvelles. Monsr Gosset n’a pas encore de Bille d’Echange pour vous, il doit tâcher d’en avoir une du Store-keeper, & vous l’enverra, par la première Occasion. Je conclus, en vous priant d’assûrer ma Chére Mére de mes Respects, et ma Soeur de mes Amitiez,
Votre très-humble, & très
Obeïssant Serviteur, & Fils
Thomas Lemprière.